Avec amour et acharnement

Rencontre inédite avec Claire Denis

C’est Paris et c’est déjà l’hiver. Sarah (Juliette Binoche) et Jean (Vincent Lindon) s’aiment, ils vivent ensemble depuis plusieurs années. C’est un amour qui les rend heureux et plus forts. Ils ont confiance l’un en l’autre. Le désir ne s’est jamais affadi. Un matin, Sarah croise par hasard François (Grégoire Colin), son ancien amant. Celui qu’elle avait quitté pour Jean sans hésiter…

C’EST LA SECONDE FOIS QUE VOUS COLLABOREZ AVEC CHRISTINE ANGOT À L’ÉCRITURE, APRÈS UN BEAU SOLEIL INTERIEUR (2017). COMMENT L’AVEZ-VOUS RENCONTRÉE ?

Claire Denis : J’aime beaucoup ses livres, et je me rappelle avoir assisté à l’une de ses lectures à Avignon. À l’époque, j’étais en résidence artistique au Fresnoy (Studio national des arts contemporains, ndlr) et la fin de l’année arrivait. Je devais produire quelque chose, et j’ai repensé à ce texte de Christine Angot sur la séparation d’un couple. J’en ai tiré un court métrage intitulé Voilà l’enchaînement (2014). Je me souviens que Christine était épatée que je puisse filmer à partir de ses textes. Je lui ai répondu que sa plume me le permettait ; elle m’offrait la capacité de filmer sans même transformer ses textes en scénario. C’est comme ça que nous avons ensuite collaboré sur Un beau soleil intérieur. Sur ce film-là, c’était différent car elle avait peu de temps ; c’est pour cette raison qu’on a travaillé à partir d’un matériau existant, son propre roman Un tournant de la vie (2018).

VOUS DITES SOUVENT QUE VOUS FAITES CONFIANCE À L’IMAGE. C’EST-À-DIRE ?

 C’est très difficile de faire des films si l’on ne croit pas qu’on va y arriver (rires). La confiance dans l’image, c’est aussi la confiance dans le regard que je porte sur les choses : et si ce n’est pas là, il n’y a pas de film. C’est ce qui est magnifique avec le cinéma. Mais attention : le dialogue n’est pas secondaire. Les gens me disent parfois : « Chez vous, Claire, le scénario est secondaire, vous improvisez… » Je réponds que non, il n’y a rien sans le scénario. Au contraire : les mots me portent !

L’ATMOSPHÈRE DU FILM, LES LIEUX SONT TRÈS ÉTOUFFANTS. QU’EST-CE QUI A PRÉSIDÉ À CE CHOIX ?

Dans le roman de Christine, certaines scènes se déroulent dans des lieux beaucoup plus grands car l’amant de l’héroïne est musicien. Une scène se déroule notamment après un concert, or j’avais envie de réduire l’espace. Il y aussi le balcon, qui est essentiel pour le personnage de Jean ; j’ai impérativement cherché un décor avec un balcon praticable, quitte à ce que le reste de l’appartement soit bourré de défauts. On a fini par en trouver un, mais Vincent s’est aperçu d’une anomalie dès le premier jour de tournage… Le balcon avait comme un problème, et on a dû faire venir une équipe pour le renforcer. C’était très étrange…

LES CORPS DES ACTEURS SONT PRIMORDIAUX, OR VOUS LES AVEZ TOUS TROIS DÉJÀ DIRIGÉS DANS D’AUTRES FILMS. QU’EST-CE QUI VOUS FASCINE CHEZ EUX ?

Ils sont tellement extraordinaires ! Les corps, c’est primordial pour moi ; je ne sais pas voir l’interprétation sans voir les corps. Le corps d’un acteur, c’est aussi ce qu’il offre au film ; il y a la notion de confiance. Je ne peux filmer que si je la ressens profondément ; sinon, je ne me l’autorise pas.

VOUS LES FILMEZ AU PLUS PRÈS ICI, COMME SOUVENT DANS VOTRE CINÉMA. QU’EST-CE QUI VOUS POUSSE À LES DÉVORER À CE POINT ?

Je ne me voyais pas faire des plans larges dans un appartement à Paris l’hiver, ou alors il aurait fallu vivre dans 600 m2 (rires). J’aime beaucoup les plans larges, ceci dit, mais j’aime mettre la caméra en danger. J’ai presque besoin de toucher les visages quand je tourne. On peut certes filmer une scène d’engueulade de loin, cela reste possible, mais je pense que ça n’aurait pas été solidaire de leur amour. Pour moi, il fallait être là.

IL Y A CETTE SCÈNE DE DISPUTE EN PARTICULIER, OÙ CE QUE LES ACTEURS VOUS OFFRENT EST ÉPOUSTOUFLANT…

Pour cette scène, Juliette [Binoche] m’a dit : « Voilà, on va la tourner d’une traite en une nuit. » Elle s’étalait sur plusieurs de pages de scénario, peut-être 5 ou 6, et je me souviens d’avoir dit à mon chef opérateur Eric Gautier : « S’ils y vont, on plonge avec eux. » On ne pouvait pas se permettre de leur dire stop, de leur demander de se positionner plus à gauche, etc. On ne pouvait pas se permettre de leur demander de refaire la prise parce qu’on l’aurait loupée au cadre. Cela aurait été impensable. Avec Eric et le chef machiniste, on formait comme un bloc au moment de la scène, dont le tournage a duré jusque tard dans la nuit. À un moment donné, Juliette nous a dit : « Je n’en peux plus. » On s’est tous aperçus qu’on était des loques humaines ! (Rires.) On était épuisés.

LA SENSUALITÉ PASSE AUSSI PAR LES IMAGES, QUI CHANGENT SOUVENT DE NATURE. JE PENSE À CETTE SCÈNE D’OUVERTURE SOUS LE SOLEIL ; QUE SIGNIFIE-T-ELLE ?

On l’a tournée au téléphone portable car, pour aller en Corse comme pour filmer dans le métro, on n’avait pas encore la caméra ni l’argent nécessaire. On l’a donc filmée comme ça, et il faut savoir que cette ouverture n’est pas dans le livre de Christine Angot. Mais je ne voulais pas débuter dans Paris. Je me suis dit : « Il faut que je dise d’abord quelque chose de ce couple. » Ce couple qui vit un moment amoureux, un moment de bien-être dans l’océan et puis qui rentre ensuite. Le courrier s’est empilé, la vie recommence… C’est aussi ça, vivre avec quelqu’un.

^{Visuels de couverture & illustration : Juliette Binoche, Vincent Lindon- Avec amour et acharnement | Copyright Gaëlle Rapp / Curiosa Films / Claire Denis – Les Salauds | Copyright Wild Bunch Distribution}