Le Sixième enfant

Rencontre avec Sara Giraudeau

Franck (Damien Bonnard), ferrailleur, et Meriem (Judith Chemla) ont cinq enfants, un sixième en route, et de sérieux problèmes d’argent. Julien (Benjamin Lavernhe) et Anna (Sara Giraudeau) sont avocats et n’arrivent pas à avoir d’enfant. C’est l’histoire d’un impensable arrangement…

QU’EST-CE QUI VOUS A SÉDUIT DANS LA PROPOSITION DE LÉOPOLD LEGRAND ?

Sara Giraudeau : Comme il s’agit d’un premier film, je ne pouvais me baser que sur le scénario… et je l’ai adoré ! Il faut dire que le sujet en soi me touche beaucoup, puisque la maternité occupe une grande place dans ma vie ; l’histoire de cette famille me reliait ainsi à des émotions très intimes. Non seulement j’étais heureuse de défendre le sujet, mais j’étais ravie du traitement sous forme de thriller proposé par Léopold. On part du réel, mais il s’agit d’une pure fiction où les personnages vont « trop » loin. Ils sont étranges, à l’image d’Anna ; on y est attaché, on la comprend et en même temps elle nous effraie.

VOTRE RÔLE CONFINE EFFECTIVEMENT À UNE CERTAINE FOLIE, PROCHE DE CE QUE VOUS FAISIEZ SUR LES ENVOÛTÉS (2019). INCARNER DES PERSONNAGES BORDERLINE, C’EST LIBÉRATEUR ?

C’est aussi ce qui m’avait plu dans Les Envoûtés : cette espèce de douceur illusoire, ces personnages à qui l’on pourrait donner le bon Dieu sans confession mais qui cachent une part obscure. On le retrouve aussi chez Marina Loiseau, que j’interprète dans la série Le Bureau des légendes (2015-2020). Il y a chez elle une délicatesse, mais également une détermination personnelle susceptible d’écraser les gens autour.

LES CINÉASTES TROUVENT EN VOUS UNE FRAGILITÉ EXTÉRIEURE, OR VOUS INCARNEZ DES FEMMES À LA PUISSANTE TÉNACITÉ. C’EST UN CONTRASTE QUI VOUS PLAÎT ?

Cette dualité, je la porte dans la vie ; nous, les acteurs, on fait aussi avec ce qui nous constitue. Même s’il ne faudrait pas en faire une marque de fabrique, j’aime cette dualité contradictoire entre extérieur et intérieur puisqu’elle offre davantage de complexité aux personnages. Cela les rend plus surprenants, moins prévisibles. En tant que spectatrice, c’est vraiment ce que je recherche : être étonnée. Prenez le personnage d’Anna dans Le Sixième enfant : elle ne fait pas de grosses crises de colère, mais dans l’imaginaire on sent qu’elle serait capable de basculer à tout moment. En tout cas, elle m’effrayait parfois ! (Rires.) C’est pour cette raison qu’il est agréable ne pas chercher à connaître trop profondément son personnage. Il doit toujours garder une part de mystère, y compris pour moi.

C’EST-À-DIRE ?

Beaucoup d’acteurs appliquent une méthode à la Actor’s Studio, c’est-à-dire qu’ils cherchent à intérioriser jusqu’à ce qui ne figure pas au scénario. Ils te demandent : « Est-ce qu’on ne s’imaginerait pas ce qu’il a pu arriver entre ces deux scènes ? » Or j’apprécie de jouer uniquement ce qu’il y a sur le papier en laissant l’inconscient faire le reste. J’aurais pu fouiller dans le passé d’Anna pour y trouver ses failles intimes, mais j’ai préféré rester au présent et la considérer comme une personnalité indépendante de moi. J’étais donc constamment dans un rapport de séduction avec cette altérité, que j’essayais de comprendre et d’aimer pour ce qu’elle est, avec ses inconnues et ses parts d’ombre.

QU’EST-CE QUI VOUS STIMULE EN GÉNÉRAL SUR UN PLATEAU ?

Pour moi l’acteur apporte son bagage sur un plateau, mais il doit rester malléable afin de ne pas trop se laisser surprendre. Cela arrive parfois lorsque Éric Rochant [réalisateur du Bureau des légendes, ndlr] vous dit : « Cette phrase, je préfère que tu me la fasses sans sourire. » On peut aussi se laisser surprendre par une demande précise en termes de gestuelle, etc. L’idée, c’est de savoir garder son autonomie au sein d’un champ d’action très verrouillé. C’est d’autant plus excitant lorsque les cinéastes ont des demandes précises ; il n’y a rien de plus angoissant que lorsqu’on vous laisse faire ce que vous voulez ! Plus une vision est claire, plus c’est rassurant pour un comédien.

COMMENT AVEZ-VOUS ÉTÉ DIRIGÉE PAR LÉOPOLD LEGRAND ?

Il s’agissait de son premier film, donc il était constamment en recherche. Ce n’est pas comme avec des cinéastes plus chevronnés, qui savent déjà tout de suite ce qu’ils veulent ; or ici il y avait beaucoup de dialogue entre lui et nous. Tourner un thriller engage aussi une vraie mécanique en termes de rythme, puisque certaines scènes sont basées sur le mensonge et les faux-semblants. Comme un film n’est pas tourné chronologiquement, c’était important de jauger l’expressivité d’Anna en fonction du moment où l’on se trouve dans le récit : si vous montrez trop de ce qu’elle prévoit, c’est trop flagrant ; si vous ne montrez pas assez, le spectateur ne le lira pas. Il y a une espèce de jeu triangulaire entre le public, mon personnage et celui qui se trouve en face, soit celui qui ne connaît pas encore la vérité. C’est très ténu !

QUE SIGNIFIE CETTE « RECHERCHE » DONT VOUS PARLEZ ?

C’est lié aux premiers films ; sans doute par manque de confiance mais aussi par générosité, Léopold avait besoin des acteurs pour le soutenir dans sa vision. On sentait qu’il nous considérait non pas comme des pantins mais comme des cerveaux supplémentaires, censés valider ses intuitions. Si on voulait lui faire peur, on disait : « Tiens, je ne voyais pas du tout les choses sous cet angle », et il se décomposait ! (Rires.) Il avait évidemment une détermination propre, et d’ailleurs le résultat final ne ressemble pas à un premier film, mais il était à fleur de peau dans sa réflexion. Il ne voulait être sûr de bien faire. Or sur La Page blanche, un autre de mes « premiers films » sorti récemment, le dialogue avec la réalisatrice Muriel Magellan était très différent puisque c’est une romancière chevronnée et plus âgée. J’adore les premiers films car ils sont directement reliés à l’intimité des cinéastes ; ce n’est pas « juste » un film de plus, c’est quelque chose qui sort de leurs tripes. À chaque fois, on assiste à une forme d’exorcisme.

^{Visuel de couverture : Sara Giraudeau – Si tu vois ma mère | Copyright Ivan Mathie 2018 / Benjamin Lavernhe, Judith Chemla, Sara Giraudeau – Le Sixième enfant | Copyright Pyramide Distribution}