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Kompromat
Entretien avec son réalisateur Jérôme Salle
Après avoir signé le polar Largo Winch (2008) comme le biopic L’Odyssée (2016), Jérôme Salle plonge cette fois dans la tourmente en compagnie d’un homme ordinaire, expatrié français en Russie victime d’un complot d’État. Rencontre avec le cinéaste, qui ancre son film dans une brûlante actualité.
Après avoir signé le polar Largo Winch (2008) comme le biopic L’Odyssée (2016), Jérôme Salle plonge cette fois dans la tourmente en compagnie d’un homme ordinaire, expatrié français en Russie victime d’un complot d’État. Rencontre avec le cinéaste, qui ancre son film dans une brûlante actualité.
Russie, 2017. Mathieu Roussel (Gilles Lellouche) est arrêté et incarcéré sous les yeux de sa fille. Expatrié français, il est victime d’un « kompromat », soit de faux documents compromettants utilisés par les services secrets russes pour nuire à un ennemi de l’Etat. Menacé d’une peine de prison à vie, il ne lui reste qu’une option : s’évader.
QUEL A ÉTÉ LE POINT DE DÉPART DE CE FILM ?
Jérôme Salle : Un fait réel, raconté dans un livre par celui qui l’a vécu : Yoann Barbereau. Je connaissais un peu ces cas de « kompromat », qui touchent habituellement des Russes. Mais le fait que cela concerne un Français a créé comme un déclic : tout d’un coup, il y avait la possibilité de raconter une histoire, la possibilité d’une identification. J’ai découvert la Russie il y a plus de dix ans, suite au succès là-bas de mon film Largo Winch (2008), et je l’ai trouvé aussi fascinant qu’inquiétant. C’est notre grand voisin, mais j’ai l’impression qu’on ne se rend pas compte de la manière dont les Russes voient le monde.
LE VISAGE DU GOUVERNEMENT RUSSE A ÉCLATÉ AU GRAND JOUR DEPUIS LA GUERRE EN UKRAINE. À VOTRE AVIS, QUEL IMPACT CELA AURA-T-IL SUR LES SPECTATEURS ?
J’ai la prétention de penser que le film retranscrit relativement bien l’idéologie du gouvernement russe. Je me dis que si le public avait vu le film avant la déclaration de guerre, il l’aurait sans doute trouvé exagéré. Or cet événement le rend d’autant plus crédible ! Mais il faut savoir que cette violence couve depuis très longtemps. Je me suis beaucoup documenté pour ce film, et il est très clair que les autorités poutiniennes ont décidé de nous faire la peau. Jusqu’ici, ils finançaient le Brexit ou la chaîne d’info Russia Today, mais ils prennent désormais les armes aux portes de l’Europe. Ils ont un réel point de vue sur le monde, qu’il s’agit de ne pas sous-estimer.
ENTRE KOMPROMAT ET ZULU (2013), IL SEMBLE QUE VOUS AIMEZ UTILISER LE CINÉMA POUR TRAITER DE THÉMATIQUES GÉOPOLITIQUES ET CULTURELLES COMPLEXES. C’EST UN MÉDIUM IDÉAL POUR CELA ?
Raconter des histoires avec des acteurs et des images, je ne sais faire que ça ! (Rires.) Il faut qu’il y ait une notion de divertissement, c’est évident, mais un film ne me touche que lorsqu’il s’ancre dans une réalité. On le voit dans Zulu, qui traite de l’Afrique du Sud et de la difficulté du pardon pour une société sur fond de polar avec des scènes d’action. Kompromat, lui, pointe le fait qu’on vive aujourd’hui sur un îlot de tolérance. Mais un îlot menacé : aussi bien à l’Est par la Russie, dont le système idéologique est basé sur l’intolérance et la répression, qu’à l’Ouest par les États-Unis, lorsqu’on voit les dérives de la Cour suprême sur l’avortement. Nous, pays européens, nous retrouvons alors à défendre des valeurs qui paraissent presque désuètes ! Elles sont fondamentales, mais il faut dire et redire qu’elles ne sont pas acquises pour toujours.
EN CREUX, VOUS MONTREZ AUSSI LA NOIRCEUR DU QUOTIDIEN DE CERTAINS RUSSES…
C’est horrible à dire, mais je pense que les dirigeants russes ont tout intérêt à maintenir une partie du peuple dans la misère. L’idée est d’en faire de bons soldats, autrement dit de la chair à canon. Ils n’ont pas envie de faire progresser les gens par la culture, l’éducation, etc. Je n’avais donc pas envie de réaliser un film manichéen : il fallait affirmer que les premières victimes de cette violence systémique sont les Russes eux-mêmes, qui sont depuis longtemps confrontés aux guerres et à l’injustice.
MATHIEU N’A RIEN D’UN HÉROS AU PREMIER ABORD. C’EST UN PERSONNAGE QUI VOUS INSPIRE ?
J’ai souvent filmé des hommes très héroïques, or j’avais envie d’un personnage plus ordinaire. Je le dépeins d’ailleurs en homme relativement naïf ; que ce soit vis-à-vis de la Russie, car il n’imagine pas que le fait de monter un spectacle où deux hommes s’embrassent puisse créer des problèmes, mais aussi vis-à-vis de son propre couple. Il est un peu lâche : il n’affronte pas vraiment la réalité, un peu comme notre société parfois. Or ce « kompromat » va bien l’obliger à se transformer intimement et ne plus se mentir !
ET POURQUOI GILLES LELLOUCHE ?
Très simplement, Gilles incarne à la perfection l’homme typiquement français. En opposition à plusieurs des héros que j’ai filmés, j’avais envie d’un acteur qui ait l’air très français. Je connais Gilles depuis longtemps puisqu’il avait un petit rôle dans mon premier film Anthony Zimmer (2005), or j’ai vu son évolution et j’aime ce vers quoi il se dirige. Il joue davantage sur sa fragilité désormais, et j’ai eu envie de creuser cela avec lui.
VOUS DITES QUE VOUS AVEZ SOUHAITÉ RÉALISER UN FILM SANS EFFETS GRATUITS. C’EST AUSSI LIÉ À LA NOTION DE FRAGILITÉ ?
J’avais effectivement envie de prendre le temps de m’approcher un peu plus de l’intimité des acteurs. Gilles et Joanna [Kulig], deux acteurs qui débordent d’humanité, me l’ont permis. L’idée, c’était de bannir tous les artifices tape-à-l’œil et de rester à hauteur d’être humain. C’était un vrai parti pris ! Et c’est paradoxalement très exigeant, car plus vous épurez votre mise en scène et moins vous avez le droit de faire le mauvais choix. Si vous tournez à 3 caméras dans tous les sens, vous arriverez toujours à retomber sur vos pieds ; or ici je ne tournais qu’à une caméra. Il ne fallait pas que je me loupe.
QUEL A ÉTÉ LE PLUS GROS CHALLENGE SUR CE FILM ?
On l’a tourné en Lituanie, et le pays s’est refermé très vite à cause de la pandémie. Il y a eu un confinement extrême et nous tournions malgré tout, mais avec des masques et sans autorisation de contact rapproché. Nous devions rester chacun dans notre chambre d’hôtel, sans rien partager de convivial avec les équipes locales. J’avais l’impression d’être déconnecté de tout le monde. C’est ce qui m’a semblé le plus difficile. A posteriori, on en a discuté avec Gilles et il m’a dit que cela avait servi son personnage, qui vivait peu ou prou le même isolement !
COMMENT LE MÉLANGE DES TEMPORALITÉS S’EST-IL IMPOSÉ ?
Le principe était décidé dès le départ, mais je l’ai fait évoluer au montage. À la base, il y avait même un court prologue à Paris que j’ai supprimé. Je considère un film comme un véritable organisme vivant, qui rejette ce qui ne fait pas partie de lui ; en l’occurrence la coupe s’imposait. Mais sur la restructuration des flashbacks, on l’a orientée vers un principe d’empathie ; c’est-à-dire qu’on place le spectateur au même niveau de connaissances que le héros. Avec Mathieu, on cherche aussi à comprendre et à assembler les pièces du puzzle ; d’où cette construction temporelle singulière.
Visuels de couverture & illustration : Gilles Lellouche – Kompromat | Copyright SND / Jérôme Salle – Zulu | Copyright Mélanie Cleary
07 septembre 2022